Sans nous prononcer sur l’existence de la banalité du mal, nous prouvons affirmer sans hésiter que ce concept arendtien paradoxalement ne s’applique pas à Eichmann, le sujet qui l'a inspiré.
La preuve de ce que nous affirmons se trouve dans un ouvrage de Bettina Stangneth, paru en 2011, sous le titre Eichmann vor Jerusalem (Eichmann avant Jérusalem) où la chercheuse en philosophie nous apprend que de 1950 à 1961 Eichmann s’est exprimé plusieurs fois tenant un discours qui ne correspondait en rien à celui du fonctionnaire obéissant qu’il personnifia dans son procès à Jérusalem.
En effet, Stangneth réussit à mettre la main sur des écrits d’Eichmann et des enregistrements et des transcriptions des conversations qu’il a eues avec un journaliste et d’autres interlocuteurs. Arendt n’a jamais eu connaissance de ces documents, Gideon Hausner le procureur à son procès, n’en connaissait qu’une fraction. L’entretien enregistré l’a fait un journaliste allemand-néerlandais nommé Willem Sassen. Un propagandiste nazi, membre des SS, actif pendant la guerre aux Pays-Bas, qui après la défaite échappa vers l’Argentine ou il devint un ami personnel du dictateur Perón.
Sassen dirigeait la maison d'édition Dürer Verlag qui publiait des livres négationnistes et apologétiques du nazisme et une brochure bilingue intitulée Der Weg (Le chemin) dont l'objectif principal était de réfuter les dénonciations des crimes du nazisme publiées dans le journal Argentinisches Tageblatt (Journal Argentin) où contribuaient de nombreux Juifs. Sassen et ses acolytes, qui rêvaient de l'avènement prochain d'un Quatrième Reich et pensaient que la démocratie en RFA n'était qu'un intermède, soutenaient que le nombre total de victimes causées par le nazisme ne dépassait pas 135.000 et pour renforcer leur réfutation des mensonges juifs de l’Argentinisches Tageblatt qui parlait de 6 millions de victimes juives, décidèrent d'interviewer Eichmann, qu'ils savaient être le grand spécialiste en la matière. À la surprise de tous les participants dans l’entretien, Eichmann y confirma le chiffre de 6 millions avancé par les dénonciateurs juifs et justifia toutes ses actions sans le moindre remords. Les nazis eux-mêmes étaient remplis d’horreur et de dégoût.
Ludolf von Alvensleben, un personnage profondément antisémite, commandant supérieur de la SS et de la Police à Dresde pendant la guerre, fut celui qui exprima le plus ouvertement son indignation, dénonçant « une brutalité indigne de la chevalerie allemande » dans l’exécution de ces actions anti-juives, et il ajouta : « Il me dégoûterait personnellement de m’attaquer à des gens sans défense, même s'ils sont mes pires ennemis mais qui ne m'ont rien fait personnellement, et de seulement à cause de leur naissance les pousser dans des chambres à gaz. ». Eichmann, qui entendit tout cela, parce que Alvensleben s’adressa à lui directement, resta silencieux.
Pour Sassen, l’association avec Eichmann fut un échec, car elle ne lui permit pas de contribuer en quoi que ce soit à son objectif, qui était de réaliser la réhabilitation historique de Hitler que Perón aurait tant souhaitée. Après la chute de Perón en 1955, il ferma la maison d'édition et le pamphlet (ce qui suggère qu'ils furent financés par le gouvernement), toutefois, il continua d'être un notable et fut partie de l'entourage des présidents Frondizi et Illia.
Après les entretiens avec Eichmann, Sassen s’arrêta d’écrire (Stangneth soutient que cette horrible expérience tua sa Muse) et il mourût vieux et ivre en Allemagne.
Eichmann a-t-il trompé Arendt ? En a-t-il fait, à son insu, sa dernière victime ?
Notre réponse, fondée sur les informations de Stangneth, est affirmative. Eichmann fut un fabulateur pathologique. Parmi ses gros mensonges, il raconta qu’il naquit à Sarona (une colonie allemande créée au XIXe siècle à proximité de l'actuelle Tel-Aviv), il prétendit couramment parler l'hébreu et le yiddish (en réalité, il était monoglotte, il parlait uniquement l'allemand prolétarien et sa façon de s'exprimer était très alambiquée), avoir visité la Palestine dans les années 1930 (il l’essaya, mais les autorités britanniques ne l'ont pas laissé y entrer) et avoir été un ami du mufti de Jérusalem (qu'il a rencontré et serré la main, mais qui préféra l’amitié d'Himmler).
En Argentine, dans sa prose maladroite, il écrit avoir vu dans la campagne du Sinaï la confirmation de toutes ses convictions antisémites (l'agressivité, la méchanceté, la perfidie, etc. des juifs) et il y exprima une grande admiration pour les arabes dont il espérait qu'ils achevèrent la solution finale qu'il a dû abandonner à mi-chemin en raison de la défaite allemande.
Bien entendu, il ne répéta rien de tout cela lors de son procès à Jérusalem et aucune possibilité n’existait pour qu'Arendt ou le procureur Hausner soient au courant de ses élucubrations inédites.
À Jérusalem, sa seule préoccupation fut de sauver sa peau et de ne pas apparaître devant sa femme et ses enfants comme le super criminel qu'il était. Vraisemblablement, c'est la raison pour laquelle il fabriqua et incarna dans son procès le personnage du méticuleux fonctionnaire à l’obéissance aveugle que tant a donné à réfléchir à Arendt.
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